Le génocide de Soumgaït

Le massacre de Soumgaït:
Rien n'est oublié !



Tout a commencé par une pétition signée au début de 1988 par des centaines de milliers d'Arméniens sonnant l'alerte à propos du sort funeste de leurs frères dans le territoire de Nagorno-Karabakh. Bien qu'habité à 80 pour cent par les Arméniens, cette région reste administrée par les autorités azéries. Les Arméniens prennent la «glasnost» au sérieux. Entre le 20 et le 26 février 1988 une série de manifestations géantes se déroulent à Erevan en faveur du rattachement du Karabakh à l'Arménie. La riposte azérie ne se fait pas attendre. A Soumgaït, ville industrielle près de Bakou, une émeute provoquée par de jeunes Azéris tourne au pogrom: selon un bilan officiel 26 Arméniens et six Azéris sont assassinés (les estimations officieuses sont beaucoup plus élevées), il y a aussi 200 blessés.
La terre arménienne commence, politiquement, à trembler. La demande de rattachement est rejetée, le Nagorno Karabakh sera administré directement par Moscou. Un autre pogrom fait plusieurs victimes en novembre 1988. 200.000 réfugiés se croisent sur les deux chemins de l'exil. Même le terrible tremblement de terre ne suffit pas à interrompre l'agitation nationaliste. Le Caucase est en ébullition.
Ancestral
Ce n'est pas une surprise. L'explosion de violence dans le Caucase est une nouvelle illustration d'un conflit ancestral entre la population arménienne chrétienne, descendante de la première nation chrétienne fondée au troisième siècle, et une population azérie musulmane chiite. En Arménie, on ne dit pas «les Azéris», on dit «les Turcs». Expression lourde de sens quand on sait que les Arméniens furent victimes d'un génocide, perpétré en 1915 dans l'empire ottoman agonisant et qui fit plus d'un million de morts.
Un monument élevé 50 ans plus tard, en 1965, aux victimes du génocide de 1915, un cône immense et austère de pierre grise, surplombe la ville d'Erevan au milieu d'une colline boisée. Il est un lieu de pèlerinage et de deuil pour tous ces Arméniens qui n'ont pas de tombe où se recueillir. C'est vers ce monument que s'est dirigé ce mardi l'immense défilé censé rendre hommage aux Arméniens assassinés à Soumgaït.
Un an après rien n'est oublié ni pardonné, ni la haine ni la politique. Les habitants se disent hantés et révoltés par les témoignages des réfugiés et les films montrant des jeunes filles violées et brûlées vives au cours des massacres de Soumgaït. Ils dénoncent avec colère «l'impunité totale» dont bénéficieraient à ce jour les assassins. «Les autorités d'Azerbaïdjan ont elles-mêmes organisé les massacres, c'est un coup de la mafia musulmane...»
On est toujours sans nouvelles des 14 membres du Comité Karabakh, un mouvement qui soutient la «perestroïka», mais réclame le rattachement du Nagorno-Karabakh, arrêtés et emprisonnés dans les jours qui ont suivi le séisme du 7 décembre. Le couvre-feu est toujours en vigueur de 1 heure à 5 heures à Erevan. La place de l'Opéra, où se sont rassemblés en 1988 des millions de manifestants, est bouclée, les chars y stationnent, les trottoirs sont interdits aux piétons, mais le problème arméno-azéri et, partant, la question nationale en U.R.S.S., reste entière.

Violence

La plupart des citoyens des villes de l'Union soviétique vivaient dans des immeubles d'habitation catégorisés en microdistricts ou blocs. Le quartier arménien de Soumgaït était flanqué de ces microdistricts et la plupart des Arméniens vivaient parmi leurs voisins azéris et russes dans des appartements. De même que dans la rue, une populace frénétique entraient dans les immeubles pour savoir où les Arméniens vivaient. Souvent, les émeutiers savaient où les Arméniens résidaient et ceux qui avaient cherché refuge chez leurs voisins azéris et russes, qui risquaient aussi d’être attaqués par la foule, ont été épargné par la violence. Une autre façon d’éviter d’être attaqué était d’allumer la télévision et de regarder des concerts de musique azérie, en augmentant le volume pour faire croire que des Azéris vivaient dans l'appartement.
Les femmes musulmanes du Caucase ont une tradition ancienne qui est de laisser tomber leur voile par terre, geste indiquant aux hommes de s'abstenir de participer à la violence. Certaines femmes azéries l’ont fait dans les couloirs des immeubles, mais les hommes les ont ignorées. Les Azéris sont entrés de force dans les appartements et ont attaqué les résidants. Les tranches d'âge des groupes d’assaillants variaient. Si les participants principaux étaient des hommes adultes et même quelques femmes, des étudiants aussi ont participé aux actes de vandalisme et de pillage des résidences des Arméniens, volant appareils ménagers, chaussures et vêtements. Voici le témoignage d’une femme arménienne :

Donc, nous sommes cachés et je les entends détruire la porte. Comme s’ils avaient pris un rondin et qu’ils tapaient sur la porte de toute leur force.... La foule a démoli la porte et a couru dans l'appartement, remplissant deux pièces.... Tante Maria a dit "Qu’est-ce qu’on vous a fait ? Je suis venue de Kirovabad... J'ai travaillé toute ma vie avec des Azerbaïdjanais." Elle commence à les supplier dans leur langue. Ils disent : "Non, nous devons vous tuer." Ils poignardent son mari et [Tante] Maria le couvre de ses mains et ils la poignardent au bras.... Ils commencent à démolir la porte de la chambre à coucher.... Ils sont entre 60 et 70.... Ils ont des couteaux à la main, des couteaux différents, des grands et des petits ; j’en vois un avec une barre de fer.... Ils sont tellement nombreux et je les supplie "S'il vous plaît, ne nous tuez pas."

De nombreux actes de viol collectif et d'abus sexuel ont été aussi commis, tant dans les appartements que publiquement dans les rues de la ville. Un rapport d’un de ces actes a été également corroboré par des témoins qui disent que cela est arrivé en d'autres occasions et il décrit comment la foule a déshabillé entièrement une femme arménienne et "l'a arrachée de chez elle, l'a portée, lui a donné des coups de pied dans le dos, dans la tête et l'a traînée" dans les rues.D’autres comptes-rendus qui circulaient étaient les histoires des femmes arméniennes dans des salles de maternité, que l’on avait éventrées pour extirper le fœtus, bien que ces rumeurs aient été déclarées fausses par la suite. Au plus fort des attaques, beaucoup d'Arméniens ont cherché à se défendre et ils ont improvisé en barricadant leurs portes et en s’armant de haches ; dans quelques cas, ils ont tué les émeutiers qui entraient chez eux. Les appels aux ambulances ou à la police étaient tardifs ou dans de nombreux cas, complètement ignorés :

« Ces Azerbaïdjanais ont cassé nos fenêtres et j'ai crié... J'ai téléphoné plein de fois, la police n’est pas venue, pas un de ces salauds n’est venu aider mes enfants, mes enfants gisaient dans la rue, jusqu'à quatre heures le matin, devant notre bâtiment, un à gauche, un à droite.... Quand il y a eu un petit accident dans la rue principale dans Soumgaït, une centaine de policiers est arrivée pour aider. Mais quand mes deux fils… gisent sur l'asphalte toute la nuit, personne ne vient aider.... Cela a commencé à dix heures du soir et mes enfants sont restés là jusqu'à quatre heures du matin, et ils ont volé, volé, volé ... J’ai appelé à une ambulance - personne. J'ai appelé la police - rien. Les uns ne venaient pas, les autres non plus.»

L’hebdomadaire Novosti Moskovskiye a annoncé plus tard que sur les vingt ambulances de la ville, huit avaient été détruites par la foule. Les pillages étaient nombreux et beaucoup d'Azéris discutaient entre eux pour savoir qui prendrait quoi une fois qu'ils feraient irruption dans les appartements. Dans quelques cas, les télévisions ont été volées, ainsi que d'autres appareils ménagers et autres biens ; beaucoup d'appartements ont été en grande partie vandalisés et incendiés.

La réaction du gouvernement soviétique aux protestations a tout d’abord été lente. Le fait d’envoyer des unités militaires et d’imposer la loi martiale dans la ville était une action quasiment sans précédent dans l’histoire de l’Union soviétique. La plupart des Soviétiques racontaient que de telles mesures avaient été prises pendant la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement. L’esprit de la glasnost rendait l’Union soviétique plus tolérante envers les questions politiquement sensibles. Cependant, des responsables soviétiques en Azerbaïdjan, dont certains avaient été témoins des attaques, ont appelé les dirigeants du Kremlin à envoyer des troupes soviétiques à Soumgaït.

Lors d’une session du Politburo soviétique le troisième jour des troubles, soit le 29 février, Gorbatchev et son cabinet ont discuté de diverses questions avant même de parler des événements de Soumgaït. Lorsque la question a été finalement abordée, Gorbatchev a exprimé son opposition à la proposition, mais ses membres de cabinet, incluant le ministre des Affaires étrangères, Eduard Shevardnadze, et le ministre de la Défense, Dmitry Yazov, craignant une escalade entre Arméniens et Azéris, l'ont persuadé d'envoyer des troupes pour intervenir à Soumgaït.

Entre temps, le jour précédent, deux bataillons de troupes du MVD, en grande partie équipés de matraques et de matériel anti-émeute (ces troupes qui avaient des armes à feu avaient des balles à blanc car on ne leur a pas permis de tirer), sont arrivés à Soumgaït dans des bus et des véhicules de transport de troupes.Alors qu’ils se déplaçaient pour sécuriser la ville, les soldats eux-mêmes sont devenus la cible de la foule. Dans ce qui est devenu un spectacle ahurissant pour les gens vivant dans la ville, les soldats ont été attaqués et mutilés avec des objets improvisés en acier. Leurs véhicules blindés ont été renversés et dans certains cas détruits par des cocktails Molotov. les troupes se sont trouvées dans le désordre le plus total:

A midi, ils ont attaqué les soldats. La populace s’en est prise aux soldats... Les gars, [soldats] étaient fatigués, crevés, certains se sont faire prendre leur bouclier, d’autres leur matraque, ils ont été battus, ils étaient couvert de sang… Ils ont frappé les soldats avec leurs propres matraques. Et ces gars ne pouvaient pas se défendre. Ils étaient là sans pouvoir se défendre, sans pouvoir tirer. Ils ne pouvaient pas se défendre, alors que dire de nous… C’est drôle. Comment cela a-t-il pu se passer à l’époque soviétique ? C’est horriblement gênant ! Et ils ont brûlé les véhicules blindés aussi… Les soldats ont perdu la tête. Ils ont pris leurs véhicules et furieux ils ont roulé vers la foule, sur le trottoir....Le bus en a renversé trois [personnes], l’un des blindés deux, et le second, encore deux....Ils ont écrasés sept personnes sous nos yeux.

Le 29 février, la situation s’était aggravée au point que le gouvernement soviétique fut obligé de faire appel à des troupes armées plus professionnelles et lourdement équipées et il leur a donné l’autorisation de tirer. Le contingent comprenait la Division Felix Dzerzhinsky des Troupes internes, une compagnie de Marines de la Flottille navale de la Caspienne, des troupes du Dagestan, une brigade d’assaut, la police militaire et le 137e Régiment de parachutistes de Ryazan : une force militaire composée de presque 10 000 hommes, dirigée par le Lieutenant Général Krayev. De plus, des tanks furent avancés avec ordre d’encercler la ville. Le journaliste russe du journal Glasnost, Andrei Shilkov, a rapporté avoir vu au moins 47 tanks, mais aussi des troupes de soldats portant des gilets pare-balles qui patrouillaient en ville, indiquant que des armes à feu étaient présentes et ont été utilisées pendant les émeutes.Un couvre-feu fut imposé de 20 heures à 7 heures, car les heurts entre soldats et émeutiers se poursuivaient. Krayev a ordonné aux troupes d’aller sauver les Arméniens qui étaient restés dans leurs appartements. Dans la soirée du 29, des troupes en bus et en véhicules blindés ont patrouillé dans les rues de Soumgaït pour faire respecter la loi martiale. Sous la protection de troupes lourdement armées, des bus civils et des véhicules de transports de troupes ont emmené les résidents arméniens au Centre culturel Samed Vurgun (connu en tant que SK) situé sur la place principale de la ville. Ce bâtiment était conçu pour accueillir quelques centaines de personnes, mais le SK a hébergé plusieurs milliers d’Arméniens.